Les Cahiers du travail social n°59-60
L’idéal du bonheur : le Paradis sur terre.
L’espoir en des temps meilleurs, l’espoir de vivre un nouvel âge d’or ne quitte pas l’imaginaire social et politique des peuples, jusqu’à désirer, comme finalité suprême, vivre un jour le temps idéal d’un Paradis sur terre. Pourtant, retrouver le Paradis perdu n’a pas de sens : c’est une folie d’un point de vue politique.
Continuons encore un instant ce mélange entre les mythes religieux et politiques et cherchons à lire les épisodes bibliques sous le prisme politique. C’est finalement une lecture logique pour un texte religieux et politique, le Pentateuque, sorte de « manifeste patriotique » d’un peuple nomade, qui constitue les cinq premiers livres du judaïsme, les livres de la « loi juive », la Tora, et qui composent également la Bible chrétienne.
« J’ignore si les dieux des autres peuples du Moyen-Orient étaient aussi jaloux que lui ; aussi exclusifs » s’interroge Paul Veyne dans un appendice où il analyse le processus historique qui autorise la transition entre la monolâtrie du judaïsme antique et le monothéisme :
L’espoir en des temps meilleurs, l’espoir de vivre un nouvel âge d’or ne quitte pas l’imaginaire social et politique des peuples, jusqu’à désirer, comme finalité suprême, vivre un jour le temps idéal d’un Paradis sur terre. Pourtant, retrouver le Paradis perdu n’a pas de sens : c’est une folie d’un point de vue politique.
Continuons encore un instant ce mélange entre les mythes religieux et politiques et cherchons à lire les épisodes bibliques sous le prisme politique. C’est finalement une lecture logique pour un texte religieux et politique, le Pentateuque, sorte de « manifeste patriotique » d’un peuple nomade, qui constitue les cinq premiers livres du judaïsme, les livres de la « loi juive », la Tora, et qui composent également la Bible chrétienne.
« J’ignore si les dieux des autres peuples du Moyen-Orient étaient aussi jaloux que lui ; aussi exclusifs » s’interroge Paul Veyne dans un appendice où il analyse le processus historique qui autorise la transition entre la monolâtrie du judaïsme antique et le monothéisme :
« en tout cas, dans beaucoup de religion, les dieux ont leur propre vie, vivent pour eux-mêmes, s’intéressent d’abord à eux-mêmes et, sauf épisodiquement, ne font pas une passion de leurs rapports avec les hommes. La jalousie de Iahvé, pierre de fondation et pierre d’angle de la religion d’Israël antique, est donc sa première grande invention (ou une de ses grandes vérités, pour un croyant), qui est lourde de conséquences. Car croire que le dieu dont un peuple dépend est exclusif entraîne que ce peuple devra lui être totalement dévoué, sous peine de châtiment ; […]. Le Deutéronome, les Prophètes et les Psaumes répèteront qu’aucune nation au monde ne possède un dieu qui prenne autant de soin pour elle que le fait Iahvé pour son peuple. Dieu étant jaloux, on lui sera fidèle, et par là on l’obligera, car qui s’attache à un être se l’attache. À un être, à un seul, dis-je, car on ne peut servir deux maîtres, qui seraient jaloux l’un de l’autre : on ne peut se donner entièrement — et par là se faire pleinement protéger — qu’à un dieu unique. La jalousie divine fut le germe du monothéisme. On devine aussi qu’un dieu aussi bon protecteur de son peuple deviendra un dieu encore plus national que les dieux locaux des peuples voisins ; son culte sera patriotique, identitaire » [Veyne, Appendice. Polythéisme ou monolâtrie dans le judaïsme antique, 2007 » [Veyne, « Appendice. Polythéisme ou monolâtrie dans le judaïsme antique », 2007, pp. 271-272].
Et, en effet, dans cette histoire de Paradis, il me semble que le choix proposé par ce dieu jaloux et exclusif est simple. Le propos de Yahvé est, dans cet épisode fondateur, sans ambiguïté : vous êtes sous mon autorité, vous ne discutez pas et vous profiterez d’un monde merveilleux. Par contre, si vous décidez par vous-mêmes, si vous enfreignez la loi, les règles que je vous impose, alors je vous laisse à votre sort, sans protection, en lutte avec la nature sauvage. Le Paradis, c’est donc la nature disciplinée et obéissante, c’est le monde bienveillant et inoffensif, c’est l’ordre merveilleux, c’est le monde parfait. La perte du Paradis, la chute de l’homme, le péché originel ne sont pas conséquents au seul fait de cueillir le fruit interdit, mais c’est d’avoir osé, d’avoir pris ses responsabilités contre l’ordre divin, permanent et infini, de décider pour soi et pour les autres. En d’autres termes, c’est d’avoir choisi de (se) gouverner.
Le serpent, contrairement au mythe collectif, n’est pas le pire des menteurs, car à propos « […] du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement » [La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1973, pp. 33-34, Genèse, chap. 3, versets 3-6].
Choisir le discernement avec toutes les souffrances qui vont avec, c’est le premier acte politique, c’est-à-dire, pour faire sienne la formule aristotélicienne, le premier acte humain.
Dans la suite de la Genèse, le second acte politique des hommes sera, cette fois, collectif. La construction de la tour de Babel est un projet « démocratique » qui n’aboutira pas à cause de la volonté divine de maintenir l’homme dans un état de sujétion. L’épisode est assez court pour pouvoir reproduire ici les quelques lignes que le texte religieux consacre à cet événement :
« Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. […]. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! ». Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ». Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville » [La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1973, p. 41, Genèse, chap. 11, verset 2-8].
Symboliquement, l’épisode de la tour de Babel est la première utopie politique identifiable : c’est le projet d’une union, d’une organisation collective pour atteindre l’inaccessible. C’est aussi le projet politique de remplacer Dieu par la « souveraineté » d’un peuple. La mise en échec du projet et la punition divine qui suivent sont à prendre comme un avertissement : aucune association humaine ne peut égaler la puissance et la perfection d’un dieu car elle reste tributaire du risque de la division. Seule la foi peut déplacer les montagnes. Mais, lorsque la foi dans la science aura remplacé la foi en Dieu, les dernières digues du traditionalisme chrétien lâcheront sous la pression des espoirs démocratiques. Pourtant, c’est bien la perfection d’un paradis sur terre que les utopistes ont tenté d’approcher. Mais, goûter à nouveau au délice de cette ordre divin, ce serait refuser son humanité, sa faculté de raison, accepter sa seule nature, c’est-à-dire s’imposer en haut de l’échelle minérale, végétale et animale en tant que jouisseur sans responsabilité, car sans discernement, sans avenir et sans mémoire. C’est là une vision animiste très étrangère à notre conception judéo-chrétienne. Notre religion a créé l’homme pour sa propre gloire. Servi par son « invention » la plus parfaite, Yavhé jouit, dès la création de l’humanité, de son statut de Dieu puissant, magnifique et adoré. Notre Dieu est jaloux et égocentrique. Il est, bien entendu, à notre image.
Le ver est donc dans le fruit. Mais n’est pas ver celui que l’on croit. Choisir le Paradis, choisir de ne pas goûter le fruit défendu, c’est perdre, si ce n’est son âme, au moins son humanité. Maintenir l’ordre, régenter les populations : c’est là le désir d’un dieu. Mais, celui d’un dieu unique, car les complots et les caprices du panthéon grec servent trop souvent les intérêts des hommes. On comprend mieux l’association naturelle des pouvoirs temporels et celui de l’Église ; on comprend également mieux l’intérêt du clergé à promouvoir les thèmes d’Adam et Ève et du Paradis perdu. Mais, dans un Moyen-Âge douloureux et dangereux, dans lequel la grande majorité des hommes est soumise à la nature et au désir de quelques-uns, dans lequel chaque événement imprévu peut engendrer la ruine et la mort, il est aisé de saisir ce désir d’immobilité, du non-événement, de la tradition, des coutumes et du rite permanent. Dans son ouvrage Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique, Robert Mandrou nous trace les grands traits de la psychologie des hommes du XVIe siècle :
« Souligner les conditions dominantes, pour l’ensemble de la société française, c’est évoquer non pas une mentalité moyenne (ce qui n’a pas de signification), mais les traits fondamentaux valables pour toute mentalité de l’époque. […].
Au premier rang de ces caractères généraux d’une psychologie collective moderne, nous placerons volontiers l’hypersensibilité des tempéraments : c’est le fruit à la fois de la sous-alimentation chronique, qui marque la plupart des êtres, de la faiblesse des moyens, techniques et intellectuels, dont tous disposent pour dominer une nature trop souvent hostile ; […].
Second trait, les antagonismes sociaux, ou mieux, l’agressivité sociale, ce revers des solidarités dont nous avons analysé les diverses composantes : cet aspect, qu’une terminologie aussi consacrée qu’insuffisante nous inciterait à appeler négatif, est dans la réalité de la vie collective partie intégrante de ces solidarités. Ces groupes sociaux que sont les paroisses, les classes, les sociétés de jeunesse, se constituent dans une large mesure en fonction d’hostilités vitales, auxquelles il leur faut faire face : la solidarité est une défense, une protection, et aussi une arme collective. […].
Troisième caractère général, qui s’impose non moins nettement que les deux précédents : le sentiment d’impuissance des hommes en face du monde naturel ; là encore se rencontrent, en fait, deux motivations qui concourent à ce résultat ; la nature physique et biologique est un mystère insondable, intellectuellement parlant ; de plus l’outillage des techniciens qui s’essaient à s’en rendre maîtres, est d’une efficacité très limitée. Si bien que les hommes du XVIe siècle ne comprennent avec leur intelligence, ni ne dominent avec leurs mains et leurs outils le monde dans lequel ils vivent. […] » [R. Mandrou (1961), « Conclusion générale » 1998, pp. 324-329].
Au premier rang de ces caractères généraux d’une psychologie collective moderne, nous placerons volontiers l’hypersensibilité des tempéraments : c’est le fruit à la fois de la sous-alimentation chronique, qui marque la plupart des êtres, de la faiblesse des moyens, techniques et intellectuels, dont tous disposent pour dominer une nature trop souvent hostile ; […].
Second trait, les antagonismes sociaux, ou mieux, l’agressivité sociale, ce revers des solidarités dont nous avons analysé les diverses composantes : cet aspect, qu’une terminologie aussi consacrée qu’insuffisante nous inciterait à appeler négatif, est dans la réalité de la vie collective partie intégrante de ces solidarités. Ces groupes sociaux que sont les paroisses, les classes, les sociétés de jeunesse, se constituent dans une large mesure en fonction d’hostilités vitales, auxquelles il leur faut faire face : la solidarité est une défense, une protection, et aussi une arme collective. […].
Troisième caractère général, qui s’impose non moins nettement que les deux précédents : le sentiment d’impuissance des hommes en face du monde naturel ; là encore se rencontrent, en fait, deux motivations qui concourent à ce résultat ; la nature physique et biologique est un mystère insondable, intellectuellement parlant ; de plus l’outillage des techniciens qui s’essaient à s’en rendre maîtres, est d’une efficacité très limitée. Si bien que les hommes du XVIe siècle ne comprennent avec leur intelligence, ni ne dominent avec leurs mains et leurs outils le monde dans lequel ils vivent. […] » [R. Mandrou (1961), « Conclusion générale » 1998, pp. 324-329].
Le couple « peur-solidarité » structure le cadre psychique de l’homme du XVIe siècle et à la psychose alimentaire que crée le danger permanent de la mauvaise récolte, à l’inquiétude quotidienne de la subsistance, à l’incompréhension des phénomènes naturels et sociaux, à l’imprévisibilité des troubles intérieurs, des guerres, qui font de ces hommes des victimes régulières, répondent la solidarité, contraignante mais défensive des associations locales (famille, paroisse, village, quartier, corporation) et le réconfort d’une religion explicative, compréhensive et intercédante7.
Thomas More et l’invention de l’utopie.
C’est donc dans ce XVIe siècle anglais, très peu différent de l’esquisse du XVIe siècle français présentée par R. Mandrou, que Thomas More, ardent catholique, témoin des doutes et des souffrances de son siècle, a rêvé d’un monde inoffensif et innocent où tous, sujets d’un roi éclairé, bénéficieraient d’une part de bonheur commun et de bien-être social. Homme d’État, membre du Parlement depuis 1504, juge et shérif de la Cité de Londres, conseiller du roi Henri VIII, homme de culture faisant partie du petit cercle de l’élite lettrée mondiale (au XVIe siècle, l’Europe est le « monde civilisé » selon notre ethnocentrisme occidental), Thomas More élabore son projet utopique en fonction d’une réalité vécue et de son humanisme politique. Le modèle qu’il dessine reprend les grandes lignes des expériences qu’il connaît de manière empirique ou bien qu’il emprunte aux grands auteurs antiques (Platon, Aristote, les auteurs et philosophes grecs et romains). La filiation réclamée avec la philosophie politique antique, et notamment avec les dialogues socratiques, se conjugue avec une réalité politique et sociale contemporaine : la critique politique que Thomas More invente avec le récit utopique s’élabore à partir de la dialectique entre la critique des formes sociales vécues et la conception intellectuelle d’un quotidien meilleur. Mais, dans ce rapport fondateur, les cadres mentaux contemporains ne peuvent s’absoudre de la pensée chrétienne, et peut-être encore moins, dans le cas de son inventeur, des schèmes de pensée catholique. Il est peut-être nécessaire de préciser que l’invention de l’utopie ne pouvait s’inscrire que dans la continuité d’une idéologie chrétienne du salut et comme remplaçant idéologique favorisant la spécialisation politique. Quand Thomas More, l’humaniste, décrit une « meilleure » société politique, il participe au processus d’autonomisation de la sphère politique du religieux mais, en même temps, par sa conception chrétienne du monde, il réinsuffle le religieux dans la politique : l’utopie sera le paradis des idéologies politiques. Il ne pouvait en être autrement tant l’idée du Salut chrétien est attachée à la conception linéaire et progressive de l’univers, du temps et de l’histoire sur lequel s’est construit l’appareillage mental occidental.
Il faut lire à nouveau J. M. G. Le Clézio pour prendre conscience, par comparaison, de l’originalité et de la spécificité de cette conception du monde occidentale : dans son analyse des cadres psychiques des civilisations pré-colombiennes, Le Clézio rapporte :
« L’un des chefs de l’ultime résistance indienne en Amérique du Nord, le Sioux Dakota Yahaka Sapa (Elan noir) exprime avec clarté cette pensée : « Vous avez remarqué que toute chose faite par un indien s’inscrit dans un cercle. Il en est ainsi parce que le pouvoir de l’univers agit selon des cercles et que toute chose tend à devenir ronde. […].
On sait l’importance de la roue, symbole du temps (et du calendrier) dans la plupart des cultures préhispaniques, et particulièrement chez les Aztèques. […]. L’idée du temps cyclique imprègne la mythologie des Mayas, des Aztèques : les événements du quotidien, comme les hauts faits mythiques, ont une valeur universelle, parce qu’ils doivent se reproduire. C’est pourquoi la magie avait tant d’importance. Persuadés du retour du temps, et du rythme de la création, les anciens Mexicains ne pouvaient adhérer au schéma du christianisme, où seule agissait la volonté d’un Dieu-Père omnipotent. Ils ne pouvaient accepter davantage le déterminisme pragmatique qui inspirait la Renaissance européenne » [J. M. G. Le Clézio, 1988, pp. 230-231].
On sait l’importance de la roue, symbole du temps (et du calendrier) dans la plupart des cultures préhispaniques, et particulièrement chez les Aztèques. […]. L’idée du temps cyclique imprègne la mythologie des Mayas, des Aztèques : les événements du quotidien, comme les hauts faits mythiques, ont une valeur universelle, parce qu’ils doivent se reproduire. C’est pourquoi la magie avait tant d’importance. Persuadés du retour du temps, et du rythme de la création, les anciens Mexicains ne pouvaient adhérer au schéma du christianisme, où seule agissait la volonté d’un Dieu-Père omnipotent. Ils ne pouvaient accepter davantage le déterminisme pragmatique qui inspirait la Renaissance européenne » [J. M. G. Le Clézio, 1988, pp. 230-231].
Le messianisme chrétien et le déterminisme moderne ne peuvent être entendus par les civilisations amérindiennes parce qu’elles répondent à un appareillage mental autre, ni différent, ni opposé, mais complètement étranger à la linéarité occidentale : l’utopie ne peut pas naître ailleurs que dans un cadre mental judéo-chrétien. De là, il faut donc accepter que ce que nous croyons avoir déterminé précédemment comme une composante de la nature humaine, l’espoir et notamment l’espoir dans un avenir meilleur, n’est finalement qu’une composante de la nature strictement occidentale.
NOTES
7. « Incapables de se rendre maîtres et de rendre compte du monde, ou plutôt de la création, ces hommes se tournent vers le Créateur avec une ferveur d’autant plus grande. Les explications, les interventions, les dons sont demandés à Dieu qui a tout créé […]. […] c’est bien une démarche mentale essentielle, le recours à une divinité toute puissante, entre les mains de laquelle le sort des hommes et des choses se trouve, à chaque instant, remis ; elle permet de demander à Dieu ou à quelque intercesseur, les biens — ces « bénédictions » — que le génie humain n’est pas assuré d’obtenir ; c’est encore la même démarche lorsque l’intercesseur sollicité est Satan, ou l’un de ses suppôts maléfiques et tentateurs.
[…]. La foi du chrétien lui fournit aussi une éthique, comme chacun sait ; mais surtout peut-être, en ces temps où les longues disputes doctrinales des orthodoxes et des hérétiques […] finissent par embrouiller les dogmes les plus simples, le christianisme est ainsi créateur d’une sensibilité : peut-être faudrait-il dire « sensibilisation » à la précarité du destin humain, joué sur une terre mal connue, riche de fléaux autant que de bienfaits. […]. Après l’époque des définitions doctrinales, après saint Thomas et saint Bernard, c’est précisément la confiance d’une humanité pétrie d’humilité dans un Dieu pitoyable aux misères de ce monde, qui s’exprime dans les mille représentations de la Passion, la Vierge de Piété, les stigmates de saint François, le Saint-Sépulcre, le Christ en croix. Elles signifient pour tous, catholique, réformés […] une attention devenue « naturelle » à la souffrance humaine, à la piété, à la sincérité de la foi, qui est d’abord confiance dans la toute-puissance supranaturelle de Dieu. Et le Français de l’époque moderne trouve dans ce sentiment religieux, non seulement l’espérance d’un salut éternel, mais aussi un sens de l’humain qui informe toute son existence, fût-elle la plus tourmentée »,
Robert Mandrou, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de « L’Évolution de l’Humanité », 1998, pp. 332-333.
7. « Incapables de se rendre maîtres et de rendre compte du monde, ou plutôt de la création, ces hommes se tournent vers le Créateur avec une ferveur d’autant plus grande. Les explications, les interventions, les dons sont demandés à Dieu qui a tout créé […]. […] c’est bien une démarche mentale essentielle, le recours à une divinité toute puissante, entre les mains de laquelle le sort des hommes et des choses se trouve, à chaque instant, remis ; elle permet de demander à Dieu ou à quelque intercesseur, les biens — ces « bénédictions » — que le génie humain n’est pas assuré d’obtenir ; c’est encore la même démarche lorsque l’intercesseur sollicité est Satan, ou l’un de ses suppôts maléfiques et tentateurs.
[…]. La foi du chrétien lui fournit aussi une éthique, comme chacun sait ; mais surtout peut-être, en ces temps où les longues disputes doctrinales des orthodoxes et des hérétiques […] finissent par embrouiller les dogmes les plus simples, le christianisme est ainsi créateur d’une sensibilité : peut-être faudrait-il dire « sensibilisation » à la précarité du destin humain, joué sur une terre mal connue, riche de fléaux autant que de bienfaits. […]. Après l’époque des définitions doctrinales, après saint Thomas et saint Bernard, c’est précisément la confiance d’une humanité pétrie d’humilité dans un Dieu pitoyable aux misères de ce monde, qui s’exprime dans les mille représentations de la Passion, la Vierge de Piété, les stigmates de saint François, le Saint-Sépulcre, le Christ en croix. Elles signifient pour tous, catholique, réformés […] une attention devenue « naturelle » à la souffrance humaine, à la piété, à la sincérité de la foi, qui est d’abord confiance dans la toute-puissance supranaturelle de Dieu. Et le Français de l’époque moderne trouve dans ce sentiment religieux, non seulement l’espérance d’un salut éternel, mais aussi un sens de l’humain qui informe toute son existence, fût-elle la plus tourmentée »,
Robert Mandrou, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de « L’Évolution de l’Humanité », 1998, pp. 332-333.
(à suivre)
Claude DE BARROS
Références bibliographiques
BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984. BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002. CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983. LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000. MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998. MORE Thomas, (a), L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987. MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007. ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.